_________________Les stéréotypes
















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Le stéréotype est une représentation d’une idée partagée par un groupe lié par une vision commune. C’est un prérequis pour ce groupe donné, un produit mental simple, unifié, établi et qui n’est pas à prouver. Cette idée toute faite est acceptée, répétée sans nécessité de réflexion, et détermine des actions. Le mot stéréotype provient du grec ancien avec stereos qui signifie dur ou solide, et tupos qui désigne l’empreinte. En typographie, le stéréotype désigne un caractère métallographique utilisé pour l’impression. Il permet des tirages en grande quantité. D’où proviennent les stéréotypes et quelles sont leurs fonctions ? Nous verrons dans un premier temps la fonction des stéréotypes, puis à quoi peuvent-ils faire barrage, enfin le stéréotype utilisé dans un contexte de création.


Le stéréotype relève de l’automatisme, tel un geste tant de fois répété qu’il en devient inconscient, c’est une idée qui ne nécessite pas de réfléchir à une justification. Luc Benoist, dans Signes, symboles et mythes, présente le cas du geste automatisé. Prenons l’exemple de la marche qui est une action intégrée. Le fait de pouvoir marcher sans avoir à contrôler chaque mouvement est indispensable. Cela permet de libérer sa conscience pour d’autres actions. Il en va de même dans l’industrie, la répétition de gestes permet de créer en grande quantité. Les ouvriers produisent des objets sans avoir l’impression de les produire, car ils sont assignés à une tâche et ne forment pas d’objets dans leur intégralité. Dans le domaine du graphisme, l’utilisation de logiciels de PAO induit un mode de pensée pratique. Les raccourcis clavier permettent d’éviter des successions de manipulations. Il en va donc de même pour l’automatisme psychologique. Il permet de libérer de la place pour ne pas saturer notre réflexion. C’est un raccourci de la pensée. De même, il facilite les échanges verbaux. Une représentation commune à un groupe permet d’éviter de définir les termes de la conversation, d’avoir les mêmes références et de communiquer de manière plus aisée. Il est indispensable à la compréhension de nombreux énoncés. Ce conditionnement s’acquiert par la répétition. Dans le cadre du design graphique, l’exemple de la signalisation urbaine est très parlant. Les panneaux de signalisation figurent des simplifications extrêmes qui sont intégrées et reconnues de tous. Ces représentations déterminent nos réactions. Le graphiste Herbert Spencer11 Herbert Spencer, né en 1924 et mort en 2002, est un graphiste anglais.

2 Jock Kinneir né en 1917, mort en 1994 et Margaret Calvert, née en 1936 sont deux graphistes et typographes anglais. Ils créent les panneaux de signalisation en vigueur en Grande-Bretagne. L’enjeu est de donner une cohérence à un système de signalisation jusqu’alors hétérogène. Une bonne lisibilité à grande vitesse pour les automobiliste est un point crucial de leur travail.

3 Gerd Arntz, né en 1900 et mort en 1989, est un graphiste et dessinateur allemand. Il a travaillé, avec Otto Neurath, sur l'Isotype. Otto Neurath est un philosophe autrichien né en 1882 et mort en 1945. Il est l’inventeur de l’Isotype, et tente d’en faire un moyen de communication universel. «It is better to remember simplified images, than to forget exact figures.»

4 L’Isotype ; International System Of TYpographic Picture Education, est un mode de représentations visuelles créé dans les années 1920 et appliqué au domaine des statistiques et créé au moyen d’icônes facilement interprétables. Les pictogrammes sont créés par des formes géométriques, les couleurs sont limitées et utilisées en aplats. Les formes peuvent être associées pour former des signaux. Certains pictogrammes créés par Neurath et Gerd Arntz sont toujours utilisés aujourd’hui.
, dans les années 60, veut démontrer la nécessité d’un système de signalisation cohérent pour la Grande-Bretagne. Il commence un travail photographique des panneaux autoroutiers [Fig. 1], qui n’ont pas d’identité commune, mais chacun une typographie, des formes et des couleurs différentes. Ce manque de cohésion amène à une confusion pour les automobilistes lancés à grande vitesse. Instaurer un langage visuel commun au pays [Fig. 2] et stéréotypé s’impose donc dans un contexte de sécurité routière. Jock Kinneir et Margaret Calvert 2 s’en chargent. Plus tôt, au début du XXe siècle, le graphiste Gerd Arntz et le philosophe Neurath 3 ont ce même souci de lisibilité des formes dans l’optique d’un répertoire visuel. Gerd Arntz imprime plus de 4 000 signes en gravure, ce sont les Isotypes 4 [Fig. 3]. Un aspect particulier d’un objet est conservé pour le figurer de manière reconnaissable, en le stéréotypant. L’idée d’universalité recherchée n’est en revanche pas établie. En effet, nombre des signes produits font appel à la culture européenne. La représentation de bâtiments par exemple est une image qui doit différer selon les régions du monde. De même, ces visuels aujourd’hui évoquent indéniablement l’époque à laquelle ils ont été créés. Gerd Arntz utilise par exemple l’image du téléphone à cadran. Ce signe représente initialement l’appel téléphonique mais est aujourd’hui à plus forte raison une évocation des années 1940. Les images d’humains sont également datées par les vêtements représentés. Le stéréotype semble donc appartenir à un groupe déterminé dans le cadre d’une époque donnée. Après une sélection significative d’annonces publicitaires mettant en scène des personnages de grand-mère, j’ai conservé quatre exemples [Fig. 4, 5, 6,et 7]. La représentation des femmes âgées dans la publicité se résume presque exclusivement à deux catégories : le stéréotype de la mamie connectée et dynamique qui vit avec son temps et celui de la mamie gâteau plus traditionnelle qui chouchoute ses petits-enfants et boit du thé en tricotant. Le premier cas fait souvent appel à un public lui-même âgé et fait la promotion de produits tels que les monte-escaliers, de cours de sport ou de maisons de retraite. La mamie gâteau est le plus souvent utilisée pour promouvoir les produits industriels donnant une image de bon petit plat. La première affiche est une publicité pour les protections urinaires adultes. La seconde, une publicité pour un forum numérique. La photographie est utilisée dans chaque cas. Les femmes présentent approximativement les mêmes coupes de cheveux blancs bien peignés, des immenses sourires et ont gardé la ligne. Dans le premier cas, elles sont en pleine séance de yoga, dans un contexte de verdure. La photographie est lumineuse, et semble composite. L’herbe au premier plan a été retouchée au tampon. L’image possède une profondeur de champ assez large. Au premier plan de cette scène idyllique, le paquet de protections a été ostensiblement ajouté par le biais de Photoshop. Visuellement, on se focalise dans un premier temps sur la femme assise en tenue de gym claire, ensuite sur le paquet de protections, puis enfin sur la femme en mouvement en arrière-plan. Le slogan n’est pas nécessaire, qui pourrait imaginer que les fuites urinaires soient un obstacle à une vie dynamique, sociale et radieuse ? La mamie assise effectue un geste qui n’est pas anodin. Elle s’éponge le front. Ici, l’idée de la fuite urinaire est déplacée au niveau de la sueur. Le second document ne fait pas appel à un lien à la nature, mais à la technologie. La femme présente une tenue vestimentaire moderne et porte même un chapeau. La photographie n’est pas le seul visuel, une typographie linéale de couleur orange vive donne les informations. Une composition en diagonale au niveau de la coupe du bas de la photo et d’éléments typographiques amènent également du dynamisme. Le symbole #, ainsi que des écouteurs reliés à un smartphone font référence au numérique. Le terme « senior » est mentionné. Il s’agit de ne pas effrayer un public qui n’est pas forcément à l’aise avec les nouvelles technologies, en donnant une image de l’amusement et de la modernité. Le troisième document est une publicité pour les Legos. Le quatrième est le packaging d’un paquet de café Grand’mère. Ici, les mamies ont également les cheveux blancs et des sourires. En revanche, les tenues de sport et de citadines ne sont plus de mise. Dans la publicité Lego, la grand-mère porte un chemisier et un gilet en laine plus traditionnel. Comme dans les deux premiers exemples, la photo est très lumineuse. Les tons crème dominent. La composition est centrée avec en arrière-plan une ouverture sur une fenêtre, la lumière ne provient cependant pas de cette ouverture. On se retrouve ici face au stéréotype de la grand-mère qui adore ses petits-enfants. Le slogan « on pardonne tout à leur créativité » en témoigne. Les dents de la grand-mère sont remplacées par des Legos. La bêtise est bien vite pardonnée. Sur le packaging, cette fois, aucune photographie n’est présente. Un dessin rappelle l’idée d’ancienneté, et amène une nostalgie d’une période révolue. On imagine le poêle à bois, les tasses fleuries, et les bonnes odeurs. La grand-mère porte un chemisier rouge, et tient une tasse de café, l’odeur qui s’en dégage est symbolisée par des courbes dorées, qui répondent au cadre du nom de la marque. Le dessin évoque l’univers Disney et les souvenirs d’enfance. Le choix d’une image qui ne soit pas une photo, permet une certaine intemporalité, le personnage ne vieillit pas. Dans la publicité, l’image de la femme âgée est très stéréotypée. La représentation choisie dépend de la cible et véhicule des valeurs différentes. Ainsi, le stéréotype est utilisé comme moyen de convaincre dans le domaine de la publicité.


Comme dit précédemment, le stéréotype est un système d’opinions, de jugements et d’attitudes qui guident un groupe. Il est perçu comme une évidence et ne fait pas appel à l’esprit critique ni à la réflexion. Dans l’espace public, des stéréotypes culturels sont véhiculés par la typographie des enseignes de commerce par exemple. De même qu’apercevoir une personne avec les yeux bridés en déduisant sans fondement qu’elle est chinoise, les typographies stéréotypées [Fig. 8] réduisent, et ne tiennent pas compte d’ensembles vastes et de nuances culturelles. Ces typographies sont utilisées machinalement, non pas pour mettre en avant un aspect particulier et sensible d’une culture, mais bien souvent pour appuyer un stéréotype déjà attendu. Les polices visant à rappeler l’Orient sont calligraphiées. Celles qui tendent à évoquer l’Afrique sont souvent liées à l’univers de la jungle. Les écritures asiatiques sont faites d’imitations de coups de pinceau. Parfois de morceaux de bâtons. Leur popularité est due à leur efficacité visuelle ; elles se réfèrent à leur signifié. Pour peu que le raccourci en question soit mal fondé, caricatural ou basé sur une approximation, on touche aux dérives du stéréotype. Le racisme, la xénophobie ou la misogynie sont relayés en masse par les clichés. En effet le précepte très répandu selon lesquels les Juifs sont avares, peut paraître anodin, ou n’est du moins pour la plupart du temps pas énoncé de manière incriminante (mais sur le ton de l’humour), mais est en définitive dégradant, car il persiste dans les esprits et est intégré comme quelque chose d’admis. L’univers de la caricature ou du dessin de presse est également basé sur l’exploitation de stéréotypes. Les dessinateurs gardent de la personne caricaturée quelques traits caractéristiques et souvent peu valorisants (petite taille, gros nez) pour créer une image humoristique et identifiable. Les lieux communs dans la presse satirique sont parfois utilisés de manière équivoque. La surexploitation des clichés raciaux ou liés à la religion fait notamment régulièrement polémique. L’une des caricatures publiées par Plantu [Fig. 9] par exemple, peut être qualifiée d’islamophobe. Ici il se moque des marques de prêt-à-porter qui se lancent dans la commercialisation de hijab. Il utilise pour cela le stéréotype de la femme voilée qu’il assimile aux ceintures explosives et donc au radicalisme. Il en va ainsi d’une confrontation entre la liberté d’expression et la fustigation. En passant à une échelle plus vaste, l’on pourrait imaginer que sans stéréotypes, il ne serait pas possible de stigmatiser un groupe, de le définir uniquement selon une ethnie ou une religion, et d’en déterminer sa valeur. On peut donc supposer que l’idéologie nazie n’aurait pu exister sans l’utilisation du stéréotype. Dans ce contexte de dictature, la nouvelle 1984 de George Orwell présente le langage du Novlangue 55 Novlangue : langage fictif imaginé par Georges Orwell visant à supprimer les nuances de la langues afin de rendre impossible la réflexion, et à générer des possibilités d’opinions binaires. Ainsi l’inverse du mot «bon» est «inbon», l’expression du superlatif donne «plusbon» voir «doubleplusbon». qui induit une réduction des concepts et donc de la pensée. C'est une réducction poussée au maximum. Les stéréotypes sont parfois utilisés comme point de départ pour la création. Je choisis le travail Paradise series [Fig. 10] de Sophie Deckers. Cette œuvre est une installation qui donne des versions composites de Paradis faits de stéréotypes. Le dispositif est simple, des images d’objets ou d’éléments clichés liés au tourisme (cocotier, appareil photo, lunettes) sont rassemblées. Un projecteur permet à chacun de créer son Paradis par l’association de certaines images proposées. Le spectateur enfile des vêtements de travail, et se fait photographier cocktail en main devant sa projection du Paradis. Les compositions obtenues forment un catalogue d’images. Les versions obtenues sont toutes différentes, mais sont composées d’un nombre limité d’éléments. L’œuvre amène à la réflexion sur la consommation et le caractère répétitif de nos comportements, d’une norme établie qui fait loi. Comme s’il suffisait de quelques paramètres pour créer des vacances idéales, qui dépendent entièrement des stéréotypes. Voici une autre œuvre, Family relaxing on a sofa [Fig. 11] de Solène Langlais. Cette designer a choisi sur une banque d’image la photo d’une famille stéréotypée et la décline une soixantaine de fois sur tous les supports (mug, couverture, publicité pour soin dentaire, affiche pour une marque d’énergie). La photo s’intègre partout, dans tous les contextes. Elle est finalement si passe-partout qu’elle paraît invisible. Elle cherche à épuiser cette représentation jusqu’à vider l’encre d’impression et n’avoir qu’un filigrane. Elle réalise également une copie sur la tranche d’un tas de papier, les spectateurs sont invités à prendre chacun une feuille afin de faire disparaître cette image, comme la nature inconsistante de produits imaginaires. Voici un autre exemple d’exploitation des stéréotypes à des fins de détournement. Claude Closky a créé une édition intitulée Mon père [Fig. 12] dans laquelle il associe des phrases évoquant un père idyllique à des images tirées de publicités. Cet album de photos familiales humoristique détourne les images cliché du père et de son enfant. Il est d’ailleurs amusant de remarquer que chaque personnage représenté dans les publicités est incarné par un acteur ayant des particularités précises. Chaque personnage type peut cependant être décliné de différentes manières. Dans ces œuvres, les stéréotypes sont pris à revers. Une réflexion a lieu autour de ces représentations qui sont par définition, admises sans remise en question.