Où est
le corps
du graphiste ?

Le corps est unique et propre à chaque individu. « Il est l’ensemble des parties matérielles constituant l’organisme » 1. Dans le domaine artistique, selon Isabelle de Maison Rouge, c’est à partir des années 1960, que « le corps de l’artiste devient partie prenante de son travail »2. À l’inverse, dans le graphisme, à partir des années 1990 environ, les gestes du graphiste qu’on pouvait percevoir à travers la technique utilisée (peinture, crayon de couleur, collage, gravure…) ont commencé à disparaître pour laisser place à des visuels réalisés exclusivement sur ordinateur.
Cependant on pouvait déjà observer une disparition des traces du travail manuel du graphiste dans certaines réalisations modernistes qui utilisent principalement les formes géométriques. C’est le cas par exemple des réalisations du graphiste et créateur de caractère Josef Müller-Brockmann, ou plus généralement des travaux du mouvement constructiviste ou encore du Bauhaus.
En ce qui concerne les années 1990, le passage à l’écran a eu comme effet de mettre à distance le geste et par la même occasion, le corps du graphiste. Pour autant, même si la machine est devenue un instrument indispensable à la création, le corps continue parfois à avoir une place importante dans le travail du designer. L’implication du graphiste peut se traduire par une mise en scène de son corps qui peut être scarifié, peint, recouvert ou photographié.
Ainsi, si la place du corps du designer a évolué au sein de son travail, on peut se demander comment celui-ci se manifeste à l’heure actuelle au sein de la production contemporaine. On pourra aussi s’interroger sur les significations de l’implication du corps et sur ce qu’il reste réellement du contact du corps.

Affiche de Joseph Müller-Brockmann

1 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Définition du mot corps, site internet.

2 DE MAISON ROUGE Isabelle, Mythologies personnelles,
L’art contemporain et l’intime, Scala, 2004.

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I.La
trace
du corps

a. Dans l'art
Pour ce qui est de la peinture, la trace de l’artiste est presque toujours présente car on peut voir, sur les tableaux, les coups de pinceaux. Néanmoins, ces derniers sont plus ou moins visibles en fonction du résultat recherché. Par exemple, les peintures gestuelles de Georges Mathieu, ne cachent pas les résidus de son travail d’autant plus qu’il agit sur des supports très grands. Au contraire, le peintre hyperréaliste allemand, Mike Dargas, surprend le spectateur en le faisant douter sur la nature de ses œuvre. Est-ce une photographie ou une peinture ? Faut-il donc que cette trace soit minime pour produire cette ambiguïté ?
D’autres actes créatifs se sont démarqués et laissent apparaître d’autres types de trace du corps. Ainsi, Piero Manzoni a réalisé des sculptures pneumatiques qui permettaient aux spectateurs de gonfler les ballons qui composaient l’œuvre. Ces derniers pouvaient aussi être gonflés par Manzoni. Ces premières sculptures ont débouché sur une série qui se nomme Fiato d’artista (souffle d’artiste), réalisée par l’artiste en 1960 dans laquelle les ballons sont scellés avec une ficelle et un cachet de plomb portant son nom sur une base en bois. Ces sculptures pneumatiques ont subi des changements car le ballon s’est dégonflé avec le temps et est venu se coller sur le socle. L’air qui avait été insufflé n’existe plus et donc la preuve de la présence du corps s’est envolée. Au final, selon Warr Tracey, « les ballons illustrent de façon poignante la façon dont le corps se dégrade. »3
On peut considérer que les œuvres portent nécessairement la trace des artistes/graphistes par le seul fait que ces derniers les ont imaginées et conçues, quand bien même ces dernières aient été produites par des moyens mécaniques ou informatiques.

3 WARR Tracey, Le Corps de l’artiste, Phaidon, 2005.

Sculpture Piero Manzoni Sculpture Piero Manzoni dégonflé

Peinture gestuelle, Georges Mathieu Peintre hypperéaliste Mike Dargas

b. Dans le graphisme
Chaque personne est différente mais on trouve parfois beaucoup de similitudes dans le physique, le caractère… En revanche, il y a quelque chose qui est propre à chacun et qui ne peut pas se confondre, c’est l’empreinte digitale.

En 1997, Cao Fang, un graphiste chinois, a réalisé une affiche pour une exposition chinoise de typographie. L’affiche est composée de « presque rien ». Le fond rouge rappelle le drapeau chinois et les empreintes dominent. Ce sont très certainement les traces du graphiste et ici, les seules traces qui renvoient à la présence de son corps. Si on s’attarde un peu plus à observer les empreintes, on peut voir qu’elles sont confondues avec des idéogrammes chinois. L’exposition annoncée par cette affiche a comme sujet la typographie. La superposition des empreintes et de l’écriture met en regard le lien entre l’écriture et le corps. On peut ainsi supposer que Cao Fang a voulu mettre en évidence le passage entre l’écriture manuscrite et l’écriture imprimée. Le contraste entre la grande surface rouge et le peu de place réservée aux empreintes et aux caractères typographiques révèlent une antithèse qui a pu être pensée par le graphiste afin de montrer aux spectateurs l’inverse de ce qui est présenté à l’exposition. C’est un peu de l’ironie pour intriguer le potentiel futur visiteur de l’exposition.

Dans le graphisme comme dans les arts plastiques, les gestes peuvent être présents visuellement. Cela peut se traduire par un choix de techniques artisanales et un style « fait main ». Le groupe Grapus qui était composé de Pierre Bernard, François Miehe (qui s’en retire en 1979), Gérard Paris-Clavel, Alex Jordan et Jean-Paul Bachollet, a fait le choix d’avoir une gestuelle très visible. Dans le travail mené par ce collectif, la conception des images se faisaient toujours de manière collective avec des écritures manuscrites et un assemblage de techniques diverses. Par exemple ces derniers ont produit une affiche pour une exposition de leur travail à l’ancien musée de l’affiche de Paris. Dans cette affiche composée d’une imposante tête de Mickey, on peut voir un travail gestuel dans le traitement des oreilles par exemple. Ici, le rapprochement entre le réalisme du panneau de signalétique, l’aplat jaune et les « gribouillis » des oreilles peut paraître drôle et hétérogène. Le nom du groupe est sous forme d’une signature : Grapus signe l’affiche et l’exposition. Tiphaine Guillermou et Graphéine explique l’aspect «brouillon» caractérisant Grapus ; « Grapus s’engage pour servir une cause qui lui est chère, avec ce désir artistique « d’acte gratuit » et impulsif, qui s’oppose à un graphisme payant, servant la publicité. L’art contre le graphisme. L’impulsion contre les règles. »4

La signature est une présence textuelle et picturale qui nous renvoie directement à celui qui présente le travail. Charlotte Guichard, directrice de recherche au CNRS spécialiste des cultures visuelles, a expliqué qu’au « XIVe siècle, […] le nom n’est alors qu’une marque, il ne dit rien de cette présence de l’artiste à l’œuvre. Au XVIIIe siècle, le nom se charge d’une signification nouvelle : il emporte avec lui la présence corporelle de l’artiste. »5. Certains graphistes ont emprunté cette habitude aux peintres et signent parfois leurs affiches. Souvent, le nom est placé sur le côté ou en bas mais il n’a pas souvent la place que Grapus a donné au sien. Charlotte Guichard ajoute que « nous sommes fascinés par le nom de l’artiste. »6. C’est un sentiment spécial qui apparaît quand on découvre le nom de l’artiste ou du graphiste.

Au delà des affiches, mais toujours dans le cadre du graphisme, d’autres supports rendent compte de la présence du geste. C’est souvent un parti pris qu’on retrouve par exemple dans l’ensemble de la production de Pierre Di Sciullo. Celui-ci a réalisé un livre intitulé L’Or de la fougue dans lequel les textes sont écrits à la main. La typographie manuscrite donne une présence corporelle à sa création et le lecteur est plus impliqué car la lecture est soumise à plus d’obstacles que dans un texte écrit à l’ordinateur. Ainsi, un sentiment de rapprochement entre lecteur et spectateur peut s’établir. Si le texte avait été composé mécaniquement, une distance serait apparu, rendant le texte moins chaleureux.

4 Guillermou Tiphaine et Graphéine, Pierre Bernard & Grapus,
« graphisme d’utilité publique », 1942/2015, grapheine.com, 2016.

5 GUICHARD Charlotte, directrice de recherche au CNRS spécialiste des cultures visuelles, L’ŒIL Magazine, mai 2019 #723

6 ibid

Affiche Cao Fang Affiche Grapus Livre Pierre Di Sciullo Livre Pierre Di Sciullo