Les cabinets de banalités

Diplôme national des métiers de l’art et du design mention design graphique

Joanna Calderwood

lycée Louis Pasteur,
Besançon année 2020-2021

Sommaire

Abstract

My thesis is about the shift in perception which operates when we raise the commonplace to a status of “object of worth” by collecting the components of our daily lives. This goes from the embellishment across literature, changing object’s scale or simply showing them out of their context. The phenomenon which occurs when we collect trivial objects manifests itself in the form of elevation, an ascension of what we ignore. We think that we understand, that we know everything which is closest to us. This idea, which is exploring the commonplace, the environment we think we know too well, is an inspiration for many artists. Artists like Marcel Duchamp, Andy Warhol and Claes Oldenburg raise daily objects from the status of “ordinary” to a work of art. Artists work with meaning. These pieces talk about nothing other than themselves. We may look at them, sometimes in a puzzled way, wondering “Is this art?”, “I could do this”. By thinking this way, we are taking things for granted without a second thought. The components of a piece of art are not limited to the object which it shows but includes the environment along with it, the way it is presented to the spectator and the eye of the perceiver. An invasion of trivial objects has occurred in contemporary art galleries. Magnifying the ignored part of our life gives us a different insight on it which varies following the technique chosen. Likewise, duplication makes objects lose their worth. This is what Andy Warhol wanted to show with his duplicated cans of soup: Campbell’s Soup Cans from 1962. In opposition to if he had placed only one can of soup in a cabinet, this would have made it look unique. Museums and art galleries, especially in contemporary art give us a new perception on what we have learnt to ignore, on this part of life which has become tasteless. The outcome of this work led me to see things differently around me. Through the documentation of this journey, I hope to have changed reader’s opinions on how we see the commonplace. I hope this will lead us to focus more on what we have rather than to always want more, consume more and accumulate more goods. If we came to appreciate our surroundings, nature, the small things of our daily lives, the happy moments which are often free, we would be less selfish, content and fulfilled.

Les cabinets de curiosités : Introduction

Les cabinets de curiosités, apparus durant la Renaissance en Europe, étaient des endroits dans lesquels se retrouvaient des objets de toutes sortes : créatures mythiques, bizarreries, animaux empaillés… Ils ont été transformés aujourd’hui en musées, leur esthétique inspirant collectionneurs et artistes. Cette accumulation d’objets est souvent placée dans un rangement, derrière des vitres en verre les élevant ainsi au rang d’objet « de valeur ». À partir du XVe siècle, avec l’émergence de la bourgeoisie, l’art admet petit à petit le quotidien sous des formes triviales. Plus particulièrement, c’est au Nord de l’Europe que cette dynamique est la plus visible. Au XVIIe siècle, les pays de la Réforme produisent de nombreux tableaux de genres mineurs : natures mortes, scènes de cabarets, voire même des tableaux qui figurent des collections de tableaux. Une émergence d’oeuvres à travers les siècles, du réalisme courbetien jusqu’à l’Arte povera, interroge notre rapport au quotidien et aux objets qui nous entourent. On peut ainsi y voir une véritable « collecte » de banalités. Ainsi, cette activité de collection s’est perpétuée jusqu’aujourd’hui. Quelle intrigue se cache derrière ces objets journaliers ? Que se produit-il lorsque l’on collecte les petits riens du quotidien ?

reconstitution du cabinet de curiosité de Léonard de Vinci au château du Clos-Lucé (Copyright photo : Clos Lucé)

Teniers le Jeune, L’archiduc Léopold Wilhelm de Habsbourg et sa collection à Bruxelles (vers 1650-1652)

Qu'es-ce que la collection ?

Du latin collectio, le terme « collection » désigne « l’action de recueillir, réunir, amasser, rassembler ». La collecte des objets naturels jugés curieux est attestée déjà au paléolithique inférieur, avant 42000 BP. Cette activité devient populaire notamment pendant la Renaissance. Les objets sont regroupés dans un placement précis leur étant dédié. Ces cabinets de curiosités impressionnent par la pléthore, variété des objets qui s’y trouvent resserrés, valorisés et protégés. Krzysztof Pomian, l’un des pionniers de la recherche dans ce domaine définit la collection comme « tout ensemble d’objets naturels ou artificiels, maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit d’activités économiques, soumis à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet et exposé au regard »1.

Il est de même en Archéologie ; les objets recueillis dans les fouilles sont présentés aujourd’hui dans les musées sous le terme de « collection ». On les regroupe suivant l’époque durant laquelle ils ont servi et la culture à laquelle ils ont appartenu. Les grandes collections de pièces archéologiques préhistoriques ont vu le jour pour la première fois au début du XXe siècle autour d’André Leroi-Ghouran, l’inventeur du champ de fouille horizontal et de la relève des traces d’interactions sur les sites préhistoriques. Il s’agit d’une enquête sociologique ainsi que sur les organisations humaines..

Comment définir le quotidien

Emprunté au latin quotidianus , « de tous les jours », « journalier »; « familier, habituel », le quotidien se dit de ce qui se passe chaque jour, ce qui revient de manière cyclique. Certaines actions à répétition deviennent presque une seconde nature. L’habitude forme une partie de la vie qui n’est, en l’ocurrence, pas nécessairement synonyme de platitude. En Occident, nous sommes dans la recherche constante de l’extraordinaire alors qu’en Asie, par exemple, le mode de vie monastique est enraciné dans la régularité mais n’est pas pour autant sans saveur. Les estampes asiatiques, leur mode de vie et leur spiritualité réside dans la subtilité, l’équilibre et l’harmonie.

Son histoire

S’intéresser à l’homme revient à observer ses habitudes quotidiennes. Pour Claude Levi Strauss, « Si l’on veut comprendre l’Homme, on peut à la manière du philosophe se replier sur soi-même et essayer d’approfondir les données de la conscience, [...] regarder ce qui, dans les manifestations humaines, est le plus proche de nous [...] ou bien on peut élargir la connaissance de l’Homme pour y inclure même les sociétés les plus lointaines [...] de manière à ce que rien d’humain ne nous reste étranger »3 Sa démarche a pour objectif de mieux se comprendre soi-même à travers les civilisations exotiques et ainsi percevoir l’Homme à travers la totalité des expériences. Historiquement, la pratique qui s’apparente le mieux à l’étude du quotidien est l’ethnologie qui consiste notamment en une collecte des objets utilisés par différents groupes issus de cultures diverses. L’exposition « Dogon » a tâché de regrouper des collections de célèbre ethnologues tel que Marcel Griaule lors de la « Mission Niger ». La culture de ce peuple Malien est à l’oeuvre lors de cette exposition par le biais de la diversité des accessoires, de la présence de la main artisanale dans la perpétuité des traditions et des rites qui rythment leur quotidien. Présenté sur fond sombre, la mise en valeur de l’objet unique issu de sa collection forme le choix graphique de l’affiche de l’exposition.

collection Léon Morel, masque Punu, entre 1908 et 1932

Affiche d’exposition Dogon mais aussi…, Musée Alfred Canel en collaboration avec l’Université de Strasbourg, Pont-Audemer

collection Pierre Malzy, chapeau de berger Peul, entre 1930 et 1950

2. SOULIER, Philippe. article André Leroi -Ghouran (1911-1986). Une vie CNRS éditions, 2018 émission radio https://www.franceculture.fr/ Épisode 2 : L’ethnologie préhistorique selon André Leroi-Gourhan (1911-1986)Emmanuel Laurentin (producteur) 04/12/2018, 52 minutes. 3. OMÉLIANENKO, Irène. émission radio https://www.franceculture.fr/ Toute une vie : Claude Lévi-Strauss (1908-2009), l’homme en perspective 02/04/2020, 58 minutes.

Le catalogue

Pour faire face à des demandes croissantes pour les dernières nouveautés au début du XIXe siècle (cycles, fusils, cartouches…) l’entreprise Manufrance de St Étienne en vient à représenter l’allégorie de la modernisation en France. Durant la période industrielle, son premier catalogue, mais aussi, le premier catalogue de vente par correspondance, fait son apparition entre 1886 et 1889, passant, en peu de temps, de 20 000 à 300 000 exemplaires édités4. Armes, bicycles, jouets y sont présentés sous forme de répertoire de gravures. Ces catalogues contribuent à forger l’histoire du quotidien, reflets d’une époque, devenus aujourd’hui des objets de collection et de valeur.

Cette page regroupe les « articles spéciaux convenant pour les colonies et l’exportation ». Ces produits sont présentés sous forme de gravures miniatures séparées de traits fins qui viennent délimiter l’espace que prend l’objet dans la page. La position des éléments, d’ordinaire, suppose une hiérarchisation, un guide pour l’oeil qui se promène sur la feuille. Malgré le fait qu’ils soient séparés, la technique utilisée ainsi que l’emploi de la même échelle pour tous les ustensiles homogénéise les dessins. À la manière d’une collection, ces traits semblent délimiter les cases d’un cabinet.

Dans le cas du catalogue Lidl, on observe une expression de saturation de l’espace tant par les couleurs que par l’occupation de toute la page imprimée. Bien qu’il y ait une sorte de hiérarchisation par les choix de typographies, corps de textes et la géométrisation des cases, l’organisation des éléments d’information n’est pas calée sur une grille géométrique réglant les espacements. Ainsi, l’usage de ces blocs indépendants conduit à une escalade de superpositions spatiales ainsi que de nombreux changements d’écarts d’échelle.

4. https://www.manufrance.fr/historique 2020 Manufrance.

Catalogue Manufrance manufacture d’armes et cycles de St Etienne 1905

Catalogue Lidl 2019

La transfiguration du banal à travers les courants artistiques

« Je pensais que les magasins étaient les nouveaux musées »5 disait Andy Warhol. Le caractère répétitif, apogée de la consommation massive de l’après-guerre, sont ce qui caractérise le plus l’oeuvre de Warhol. Dans le cas des sérigraphies représentant l’actrice Elizabeth Taylor, la série, collection d’images placées côte à côte, induit un certain vertige, anéantit l’aspect unique et instantané de la photographie de la star. Est ainsi produite une sorte de gravité morose, un effluve d’images sans émotion : « Les journaux parlent de tout sauf du journalier »6 écrit Perec dans l’Infra-ordinaire. Il en viendra à réaliser la «tentative d’épuisement d’un lieu parisien»6. « Nous le vivons sans y penser »6 sont les mots qu’il utilise pour décrire un ordinaire duquel nous avons oublié le goût, que nous avons cessé d’interroger.

« Questionnez vos petites cuillers »6 écrit Perec dans la préface. Le même schéma à répétition prend une saveur fade. En voulant réunir des objets similaires dans une collection nous les rapprochons les uns des autres, s’en suit alors une perte d’individualité observée initialement. Nous observons la Série de cuillères ou le Porte bouteilles de Duchamp avec, d’emblée, l’esprit vide d’interprétation. Des oeuvres d’art comme celles-ci nous étonnent, de par leur simplicité et leur platitude abrupte.

Patrick Tosani, Cuillères 182 x 120 cm, photographie cibachrome, ©Adagp, 1988

Andy Warhol, Ten Lizes Encre sérigraphique et peinture à la bombe sur toile 201 x 564,5 cm, 1963

5. JAUBERT, Alain. (réalisateur), ARTE FRANCE, Palette Productions, Palettes : de Duchamp au Pop art [DVD], NTSC, 90 minutes. 6. PEREC, Georges. L’infra-ordinaire, Éditions SEUIL La Librairie du XXIe siècle, 1989 p.10.

Il n’y a ici aucune couleur, aucune texture sortant del’habituelle. Ainsi, l’oeuvre nous apparaît comme dénuée de sens, présentant seulement ce qui la constitue : rien de plus que la présence rude de l’objet. Ces photographies à échelle humaine placent le regardeur au même rang que l’objet. L’observateur pour Dubuffet est celui qui agit car il a la saveur. En effet, quand l’art se résume à l’objet, notre perception en fait partie. C’est notre façon de voir qui complète l’oeuvre et forge une expérience distincte pour chacun. « Les oeuvres de Duchamp et Warhol interrogent ce qu’est une oeuvre d’art dépourvue de ses qualités esthétiques »7, expose Arthur Danto dans La transfiguration du banal.

Les ready-mades sont détournés de leur fonction usuelle. Ils formaient l’essentiel de ce qu’en pensait déjà un romantique comme Théophile Gautier « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature »8. Face à ces cuillères, nous pouvons voir l’utilitaire de tous les jours ou bien en suivant la pensée de l’artiste, nous pouvons choisir d’observer les jeux de lumière, de miroir, que Tosani rapproche des Nymphéas de Claude Monet. L’artiste définit la photographie en la comparant à un dispositif d’enregistrement du réel en relation exclusive avec la lumière. L’eau, le reflet, le paysage, la fabrication du morceau de nature, cette façon de resserrer la scène est une manière de la ressentir.9

Marcel Duchamp, Porte-Bouteilles 64 × 42 cm, 1914

7. DANTO, Arthur. La transfiguration du banal : Une philosophie de l’art, Paris, Éditions Points 2019, p.40. 8. https://dicocitations.lemonde.fr/ onglet du journal dédié aux citations des grandes figures littéraires, artistiques et historiques. 9. https://www.musee-orangerie.fr/ Avec le soutien des American Friends of the Musée d’Orsay (AFMO) et la collaboration de la galerie In Situ - LECLERC fabienne Contrepoint contemporain / Tosani. Reflets et transpercements , 16 octobre 2019 – 13 avril 2020.

Relevés, collection et conservation ethnographiques

Reconnaître l’endémique est contre la volonté naturelle de notre esprit curieux, attiré instinctivement vers l’exotique. Cette volonté s’est développée avec la surconsommation ; nous désirons toujours plus de choses que nous n’en avons et cette boucle infernale ne s’arrête jamais. Comprendre le quotidien se bornerait donc à ce qui nous est proche. En outre, ce qui nous est proche nous est inconnu. Le meilleur exemple est celui de l’inconscient donné par Freud, vers le début du siècle vingtième. Pour illustrer ce propos, André Breton10 réunit entre 1922 et 1966 deux cent cinquante-cinq objets et oeuvres d’art issu de sa collection dans le bureau de son atelier. Le Mur de l’Atelier est une reconstruction du décor du studio de l’écrivain. Sur ce mur, l’oeuvre de Picabia marque la fin du Dadaïsme et le début d’un nouveau mouvement. En effet, cet atelier retrace l’histoire du Surréalisme. L’automatisme, création de l’inconscient, est à l’oeuvre dans de nombreuses productions picturales au sein de cette collecte qui nous aide à comprendre comment fonctionne cette partie de l’esprit qui nous échappe.

Cette collection est un univers de corps hétéroclites parmi lesquelles nous pouvons retracer l’histoire géographique du Surréalisme avec ces objets appartenant aux cultures d’Océanie, d’Afrique, d’Asie, à la manière d’un musée de sciences naturelles. Ces objets sont reliés selon la discipline de déduction logique d’une oeuvre à une autre, ce que Breton appelle le « donc ». Ce même principe sert à déterminer pourquoi un tableau devrait être placé à côté d’un autre dans un musée. Il détestait ce principe et préférait le « comme » issu de la fameuse citation de Lautréamont « beau comme une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». « Comment » est mis en oeuvre sur ce mur : les objets, bien qu’ils soient issus de cultures totalement diverses fonctionnent ensemble. Cette étincelle indique le rapport poétique d’un objet à un autre. « Ce mur est comme un gigantesque champ magnétique »

André Breton Le Mur de l’Atelier photo Sabine Weiss 29, Bd Murat, Paris-XVIe 1922 - 1966

10. https://www.andrebreton.fr site dédié aux ressources autour des collections et oeuvres d’André Breton OTTINGER Didier « Le Mur de l’Atelier »
11. https://www.centrepompidou.fr/ André BRETON, Mur de l’Atelier 1922-1966, Centre Pompidou 2011.

Les miscellanées

Dans sa construction d’un nouveau genre littéraire, Ramón Gómez de la Serna a choisi le nom de « greguerías », un terme reflétant cet enchevêtrement de bribes de pensées éparses, de mots, d’oxymores qui sont les principales composantes de ces extraits poétiques. « Notre âme est faite de greguerías, et si on la pouvait observer au microscope - un jour on le pourra, - on verrait vivre, circuler et vibrer en elle, comme sa seule vie organique, un million de greguerías … »12 Cet extrait est un clin d’oeil à l’inconscient, hébergement des souvenirs oubliés, où sont fabriqués les rêves. Nos pensées éparses, qui n’ont le plus souvent aucune cohésion, forment un ensemble onirique. Pour apprécier ce genre littéraire il faut passer outre notre jugement premier : « l’inutilité » et savoir apprécier la légèreté de ces courtes phrases. La particularité des « greguerías » par rapport aux Aphorismes de Wilde ou aux Miscellanées de MrSchott réside surtout dans ce schéma de construction métaphorique et humoristique qui leur est propre.

Conclusion

La collecte fonctionnerait comme notre mémoire. Nos souvenirs sont comme des éléments d’une grande collection d’instants. En faisant notre entrée dans la vie adulte, nous jugeons les choses par rapport à l’influence qu’elles ont sur notre statut au sein de la société, sur l’argent, les regards et opinions extérieurs ou d’autres valeurs superficielles. Observer notre environnement habituel nous apporterait une autre perspective sur le quotidien. En effet, il s’agirait d’observer les détails, à la loupe, au microscope même, les étudier et les dessiner pour apprécier leur préciosité et leur subtilité nous invitant à retrouver la saveur dans ce qui est considéré comme la fadeur. Prendre un moment pour observer, calmer notre esprit tourmenté, est une invitation à apprécier l’instant présent. L’action de collecter des objets est par ailleurs directement lié à notre inconscient, c’est l’expression d’un désir, la volonté de combler un manque. C’est un vrai problème que l’on observe dans la vie courante des consommateurs du XXIe qui cherchent toujours à accumuler les derniers produits à la mode afin d’acquérir un certain statut, une appréciation au sein de leur entourage. La richesse se caractérise par la possession de biens matérieux coûteux mais la vraie richesse ne serait-elle pas celle de l’esprit, qui lui a la capacité de retenir les moments riches émotionnellement. Ce qui fait le bonheur ne serait-ce pas précisémment ces petits moments du quotidien gratuits ?

Note philosophique

À la recherche de saveurs, nous aurions naturellement tendance à nous tourner vers l’inconnu, le neuf, l’exotisme. Nous affectons la rareté, et pour cela nous la préservons sous forme de collection, derrière des vitres, exposée au regard. Du latin sapor signifiant « goût », la saveur se rapporte à tout objet parfumé et plaisant. Ceci est en opposition avec « fadeur » du latin fatuus signifiant « insipide ». Ces objets jugés précieux et singuliers sont l’antonyme de la banalité, du lieu commun. Néanmoins, en nous aventurant hors de notre culture occidentale nous constatons que le terme « fade » prend une autre définition et suggère bien autre chose. En Asie, la fadeur est synonyme de maturité, résultat d’un voyage intérieur et quelque part même de saveur. En ce sens, nous pourrons nous questionner sur ce que nous apprenons dans notre quête à chercher la saveur dans la fadeur. Tout d’abord, nous aborderons la question de la manière dont nous pouvons explorer cet environnement qui nous est déjà si bien connu. Puis, dans un deuxième temps nous nous consacrerons à la recherche de nouvelles saveurs, d’exotisme, cette fois-ci hors de notre contexte familier.

Ils sont partout, leur absence de rareté est frappante. Nous feuilletons des catalogues dans lesquels ils sont répertoriés. Cet escalier ; nous le descendons tous les jours, ces couverts ; nous nous en servons quotidiennement. Ils font partie du décor, de l’arrièreplan. Même si certains objets ont pu procurer de la satisfaction au moment de l’achat, ceux-ci ont perdu toute signification avec le temps. Dans cette société de consommation de masse, nous sommes entourés d’objets dont beaucoup devenus poussiéreux et sans valeur. Prenons pour exemple la matière que nous rencontrons le plus en ville : le bitume. Considéré comme un matériau pauvre, dans le travail de Michel Paysant il acquérait « le pouvoir d’expliquer le monde »1. Sa pauvreté contraste avec l’extrême richesse de son histoire : des fonds de mer jusqu’à la transformation qui la conduit à faire partie de notre civilisation et de notre vie quotidienne. Son histoire parcourt les cultures et le temps : matériau universel qui nous relie les uns aux autres. Il s’agit de la matière première de la route portant pour signification le chemin, l’aller de l’avant, la liaison et la communication.

Notre culture a forgé la façon dont nous percevons notre quotidien, notre façon de vivre et l’importance que nous accordons aux choses. Ce quotidien, duquel nous essayons tant de nous échapper nous apporte avant tout du confort. Il suffit d’observer nos actions lorsque nous entrons dans un endroit inconnu : nous cherchons ce que nous connaissons : des fenêtres, une porte…

1. https://www.erudit.org/fr/ collections de documents en sciences humaines et sociales : revues, livres et actes, thèses, rapports de recherche. PRODHON, F.-C. (1992). Entrevue : Michel Paysant. ETC, (18), 38–40 2. JULLIEN, François. Éloge de la fadeur : À partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Paris, 2017 Éditions Le Livre de Poche p.40.

L’inconnu fait souvent peur alors que le lieu commun nous est connu par coeur, il s’agit avant tout d’un endroit de refuge. Selon la philosophie de la culture chinoise, apprécier la fadeur nous serai bénéfique. En effet, décrite par François Jullien2 comme « signe d’une longue évolution et de maturité » (p114), elle est un « lointain accessible à partir d’un certain itinéraire intérieur » (p143-p144).

Dans la culture chinoise « L’équilibre et l’harmonie », « le début de toute chose », sont des caractéristiques inattendues attribuées à l’insipidité. Ces valeurs proviennent du taoïsme, du bouddhisme et du confucianisme. Cette civilisation prône la platitude à travers tous les domaines : musique, peinture, littérature. « La fadeur est le début et la fin de toute chose » (p91). Pour prendre l’exemple musical, un son s’estompe pour pouvoir donner place à un autre. Tout comme le quotidien « il vient et repart incessamment». « Sans fadeur il n’y aurait pas de saveur » (p128). La fadeur est décrite élogieusement comme la base de toute chose, c’est l’essentiel, l’essence de tout. Pour citer un pionnier des temps modernes, Francis Picabia : « Il n’y a d’indispensable que les choses inutiles »3. L’asphalte, sur lequel nous marchons tous les jours est exposé, sublimé, photographié, dessiné et filmé dans l’oeuvre de Michel Paysant. L’image des routes nous rappelle qu’ensembles, nous ne formons qu’un. Il utilise cette matière jusqu’à l’épuisement, pour être sure d’en retirer tout ce qui la constitue, tout ce qu’elle évoque en profondeur, en comparaison avec une mine.

Il reste toutefois véridique que si nous ne nous étions pas aventurés hors de notre culture nous n’aurions jamais eu la possibilité de découvrir cette philosophie asiatique, regard extérieur et lointain nous invitant à mettre en perspective nos opinions à priori sur ce que nous pensons déjà connaître. Afin de redécouvrir ce qui semble nous être plus proche, nous devons nous en éloigner

En somme, ce que nous retenons en collectant des petits riens du quotidien, moments subtils, est la retrouvaille de l’étincelle de ce qui nous était auparavant inconnu. Il est toutefois nécessaire de nous excursionner pour regarder les choses de loin, trouver un équilibre entre le proche et le lointain. Ainsi, nous pourrons être sûres de ne jamais passer à côté du moindre détail constituant l’immense privilège et extraordinarité de notre existence sur Terre. L’appréciation de ce que nous avons, « en immédiate harmonie avec la nature, l’eau et le vent. » (p85)

3. https://dicocitations.lemonde.fr/ onglet du journal dédié aux citations des grandes figures littéraires, artistiques et historiques

Documents annexes

« Beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table d’opération. » citation de Lautréamont utilisé comme titre pour cette oeuvre photographique de Man Ray datant de 1933 Négatif gélatino-argentique sur support souple Dimensions : 9,5 x 17,9 cm.

La Bouteille de Suze, 64 x 50 cm, Picasso 1912 « ceux qui ne sont pas capables de réaliser les choses les imitent » Arthur Danto sur la question de l’utilisation d’une étiquette d’une bouteille de Suze dans la représentation de celle-ci

Daniel Spoerri, extrait du receuil Topographie anecdotée du hasard de 1960 : inventaire des objets identifiés et numérotés sur la table

Daniel Spoerri, Tableau piège Eat Art 1960 « piéger » tout ce qui a servi au repas et le fixer définitivement mouvement Fluxus : présenter le banal en opposition avec l’idée d’esthétique de l’art

Niklaus Stoecklin, Binaca, 1944 Affiche appartenant à la catégorie des sachplakat (afficheobjet) ou plakatstil. Lucian Bernhard est le chef de file de cette école berlinoise de l’affiche aux alentours de 1900. Le style souvent minimaliste s’oppose aux arabesques de l’Art Nouveau de l’époque.

Claes Oldenburg, The Store, 1961 « J’ai commencé par dénuer les choses de leur fonction, à présent leur seule fonction est de devenir une oeuvre d’art » Un rapprochement est fait ici entre la vente puis l’achat des cannettes de soda américaines et le marché de l’art

Joseph Kosuth, One and Three Chairs, 1965 début de l’art conceptuel : l’idée devient la machine qui fabrique l’oeuvre selon Sol Lewitt. Bois, tirages photographiques. 118 x 271 x 44 cm

Tracy Emin, My Bed, 1998 l’histoire de sa depression, représenté symboliquement à travers cette installation de son lit. Matelas, draps, oreillers, objets, 79 x 211 x 234 cm

Douglas Huebler, Duration Piece #6, 1968 « Le monde est plein d’objets, plus ou moins intéressants ; je ne souhaite pas en rajouter plus. Je préfère, tout simplement citer l’existence des choses en coallition avec leur environnement et le temps. » - Douglas Huebler Dactylographie sur papier et treize épreuves argentiques à la gélatine 97.2 x 40.6 cm

Damien Hirst, Installation Pharmacy au Tate Modern de New York : « les gens croient en la médecine mais pas en l’art » sur l’idée du dénie de la mort. Des bols de miel sont disposé dans la gallerie pour attirer des mouches qui sont ensuites tués dans un attrape-mouche. Cet oeuvre montre que la mort est présente partout et à tout moment, que l’on ne peut pas l’éviter. Verre, panneau de particules, MDF peint, hêtre, ramin, chevilles en bois, aluminium, emballage pharmaceutique, bureaux, chaises de bureau, tabourets pour les pieds, bouteilles d’apothicaire, eau colorée, insecto-cutor, livres de textes médicaux, papeterie, bols, résine, miel et nid d’abeille

Bibliographie/ sitographie

DANTO, Arthur. Transfiguration du banal : Une philosophie de l’art, Paris, 2019 Éditions Points (p40)

Etymologies : https://www.cnrtl.fr/

GOMEZ DE LA SERNA, Ramón. Greguerias, Éditions Cent pages 2e édition ,2005

https://dicocitations.lemonde.fr/ onglet du journal dédié aux citations des grandes figures littéraires, artistiques et historiques

https://www.andrebreton.fr site dédié aux ressources autour des collections et OTTINGER, Didier. Le Mur de l’Atelier, oeuvres d’André Breton.

https://www.centrepompidou.fr/ André BRETON, Mur de l’Atelier 1922-1966, Centre Pompidou 2011

JAUBERT, Alain. (réalisateur) ARTE FRANCE, Palette Poroductions (Producteurs) Palettes : de Duchamp au Pop art [DVD], NTSC, 90 minutes

JULLIEN François, Éloge de la fadeur : À partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Paris, 2017 Éditions Le Livre de Poche (p40)

LECLERC fabienne Contrepoint contemporain / Tosani. Reflets et transpercements, 16 octobre 2019 – 13 avril 2020 https://www.musee-orangerie. fr/ Avec le soutien des American Friends of the Musée d’Orsay (AFMO)et la collaboration de la galerie In Situ.

OMÉLIANENKO, Irène. émission radio https://www.franceculture.fr/ Toute une vie : Claude Lévi-Strauss (1908-2009), l’homme en perspective 02/04/2020, 58 minutes.

PASSINI, Michela. pensionnaire à l’Inha, https://www.inha.fr/ et POMARÈDE Vincent, directeur du département des Peintures du musée du Louvre MOREAUNELATON, Étienne (2 décembre 1859, Paris – 25 avril 1927, Paris)

PEREC Georges, L’infra-ordinaire, Éditions SEUIL La Librairie du XXIe siècle, 1989 (p10)

POMIAN, Krzysztof. article « Une typologie historique » paru dans Romantisme revue du dix-neuvième siècle numéro thématique : « La collection » 2001 https:// www.persee.fr/

PRODHON, F.-C. (1992). Entrevue : Michel Paysant. ETC, (18), 38-40 https:// www.erudit.org/fr/ collections de documents en sciences humaines et sociales : revues, livres et actes, thèses, rapports de recherche.

SOULIER, Philippe. article André Leroi -Ghouran (1911-1986). Une vie CNRS