INTRODUCTION

Qu’est ce que la légende photographique ? Si nous suivons sa définition, la photographie est l’ensemble des techniques permettant d’obtenir des images permanentes grâce à un dispositif optique produisant une image réelle sur une surface photosensible. Du grec ancien phôtós (« lumière ») et gráphô (« écrire »), littéralement : « écrire avec la lumière », nous pouvons considérer que la photographie sert à construire des traces avec la lumière, sa source, ses intensités (chaleur, spectre coloré).
Le reportage, lui, est l’action de recueillir à leur source des informations d’actualité ou d’intérêt documentaire et de les transmettre et publier, aussi objectivement que possible, pour le compte de la presse, de la radio, de la télévision ou des réseaux (plateformes en ligne). La légende, dans toute sa polysémie, est un titre ou note explicative accompagnant une image, un dessin, une caricature. Du latin legenda « ce qui doit être lu ». Ce sens originel très précis a donné en français deux sens dérivés : « inscription explicative » et « récit » magnifiant un personnage célèbre ». Une image ne se lit pas, l’écrit, lui, se lit. La légende par son étymologie signifie qu’elle a la priorité sur l’image. Pourtant, nous pouvons nous questionner sur ses fonctions.

En quoi cette relation entre légende photographique et photographie de reportage est-elle source de variations formelles et sémantiques ?

1 - LA LÉGENDE, PRIORITÉ SUR L’IMAGE

1.1 - La légende de médiation

Pour commencer, le mot « image » renvoie le plus souvent à l’image médiatique, celle qui est envahissante, omniprésente [1]. Elle est annoncée, commentée, adulée par les médias eux-mêmes. Par la télévision, nous sommes passés dans « l’ère de l’art à celle du visionnement » [2], prétendant à exclure l’expérience de contemplation des photographies de presse. La photographie de presse est censée avoir, en premier lieu, une fonction référentielle et cognitive. Les premiers reporters photographes faisaient des photos isolées pour illustrer l’histoire. Ce n’est qu’à partir du moment où l’image devient elle-même l’histoire qui raconte un événement dans une succession de photos (reportage), que débute le photojournalisme [3]. L’objectivité de l’image photographique n’est qu’une illusion, les légendes qui la commentent peuvent en changer la signification du tout au tout. Ainsi la légende est prioritaire sur l’image [4]


Nous pouvons remarquer cela sur la photographie d’Arko Datta qui a reçu le prix World Press 2004 *1 . Nous pouvons voir une femme, à terre, semblant pleurer face à ce que nous supposons être un corps. Le hors-champ laisse imaginer la continuité de la photographie, le cadrage est réfléchi de sorte à laisser paraître intentionnellement et uniquement le bras du défunt, de sorte à cacher le reste du corps et éviter que la photo devienne morbide. La distance que le cadrage permet de donner est contrebalancée par le fait que la photo est en couleur, plongeant la photo directement dans la réalité et l’instant présent. La couleur rapproche de la vision du réel, la description est plus riche, le lecteur n’est pas arrêté par la surface qu’impose le noir et blanc [5]. Sur ces pages de journaux et ces couvertures de magazines, la photographie est la première chose que l’on voit, elle est entourée d’un flot d’informations textuelles. Ce flot d’informations montre l’utilisation en masse et l’omniprésence de la presse. Par l’importance de son corps et sa graisse, le titre est la seconde chose que nous voyons. Dans la plupart des cas, une typographie linéale est utilisée, permettant de faire preuve de modernité, d’actualité. Il sert de légende à la photographie en apportant une information primordiale sur le sujet de l’article, le titre en est un condensé, un mot clé. Apposé au-dessus, ou directement sur la photo, le titre est porteur d’information, il fait le lien entre la totalité des éléments composant la page. Il prend le rôle de légende, par sa fonction informative, le titre doit être lu.
Dans Le Gobelet de Cristal de Thierry CHANCOGNE *2 , des pages sont dédiées aux images. Chacune de ces images sont légendées, contextualisant chaque document. La légende décrit ce que contient la photographie, à qui elle appartient, son titre, sa date. La légende est informative. Ce visuel est intéressant par sa manière de traiter les documents ainsi que les légendes. Bien que la légende soit la suite de la photographie et qu’elles se complètent, le « gobelet de cristal » offre par le verre, une déformation à ces deux éléments. Par cela, la légende et les deux photographies deviennent partiellement illisibles.

[1] Martine JOLY, Introduction à l’analyse de l’image, Armand Colin, 2000 p.9
[2] Régis DEBRAY, Vie et mort de l’image, Folio Essais Gallimard, 1992
[3] Gisèle FREUND, Photographie et Société, Points Histoire, 1974, p.107
[4] ibid. p.155
[5] Stephen SHORE, Leçon de photographie, Phaidon, 2007, p.18

1.2 - La légende, l’aspect quantitatif

La photographie n’est pas isolée, elle communique au moins avec une autre structure, qui est le texte (titre, légende, ou article) dont toute photographie de presse est accompagnée. L’information est donc supportée par deux structures différentes, elles sont concurrentes et ne peuvent se mêler [6]. La première qualité de la légende est graphique et tient la fonction d’espacement qu’elle institue au sein de la page, les fragments jouent avec l’entour blanc de la page et les espaces qui les séparent de l’image annotée. Ainsi « la légende est avant tout plaisir du trait, plaisir du cerne » [7].


Nous pouvons constater une nette séparation entre photographie et légende. Par la simplicité visuelle de sa prise de vue, Evans WALKER *3 adopte un style photographique que l’on appelle le style documentaire, l’actuel photoreportage. La photographie est composée en belle page (page de droite, celle qui est vue lorsque l’on feuillette un livre), telle une photographie d’auteur. Pourtant Evans WALKER est bien photojournaliste, connu pour être le photographe de La Grande Dépression dans les années trente, aux États-Unis. La légende apporte des détails sur le lieu de la photo, à qui appartient ce fameux lit et à quelle date elle a été prise. La légende est composée en page paire (page de gauche, moins visible au premier abord). La légende stricto sensu est proche du pli central, dans une zone où le papier ploie, autrement dit où il est rarement plan). Elle est mise en page d’une façon très normée, c’est à dire que nous pouvons régulièrement retrouver des légendes composées/réglées de cette manière, comme dans le Magazine photographique Vu 1928-1940 ou encore dans Zone de repli par Cédric DELSAUX. Nous pouvons parler de l’aspect quantitatif de la légende dans Leçon de photographie par Stephen SHORE, par la finesse de la typographie, son corps relativement petit, de plus c’est une typographie mécanographique. Le pli central sépare les deux pages et par conséquent sépare légende et photographie Cette légende se retrouve donc dans une masse de blanc tournant, cela l’éloigne de la photographie tout en la laissant prioritaire sur l’image. Cet éloignement permet aux deux éléments de respirer, de lire la légende et d’observer la photographie, puis de les associer sans contrainte.

[6] Roland BARTHES, Le message photographique, Editions du Seuil, 1961, p.127
[7] Mathieu MESSAGER, Les légendes de Barthes, Armand Colin, 2017, p.123

2 - L’IMAGE, PRIORITÉ SUR LA LÉGENDE

2.1 - La légende, édifiante

Il y a une distinction entre la présence de la photo et l’absence de ce qu’elle représente, il y a une réflexion sur le temps et plus particulièrement sur le passé [8]. C’est l’idée de « conscience de l’avoir été-là ». Il s’agit d’une notion d’espace-temps mêlant « le local immédiat et le temporel antérieur » [9]. Dans la photographie, il se produit une conjonction illogique entre « l’ici et l’autrefois ». La photographie n’est nullement une présence, il faut en rabattre sur son caractère magique, sa réalité est celle de « l’avoir été-là » [9]. La légende édifiante prend tout son rôle, elle exerce une influence sur la photographie. Elle contribue à l’apport sémantique, ici, l’histoire qui se trouve derrière la photographie. Par exemple dans Les Brandons par Tine Borms et François Guéneau *4 , la légende normée est inexistante et la photographie est fortement présente. Les photographies s’enchaînent sur un fond noir, tout au long de l’ouvrage, contant l’histoire de la fête des Brandons. Nous incarnons le photographe au point d’en oublier la notion de temps, page par page. Le fond noir des pages, les photos en double page ou encore le cadrage blanc lorsque les photos ne sont pas en pleine page nous fait perdre la notion d’espace, tout en laissant un cadre important à la lecture des photographies. Le peu de texte que nous retrouvons est un poème, ou encore une recette de beignet. Nous pouvons dire que ces textes appartiennent à la légende ou ont le caractère de légende, car il représente un fait tout en étant déformé et embelli, par la poésie, l’imagination. Le récit est inexact car il ne décrit pas les photographies ou il ne porte pas d'information à proprement parlé, mais malgré tout il a un lien avec la photographie, par son apport sémantique. Nous pouvons considérer que la poésie a pour objectif de retranscrire l’émotion ressentie durant la fête et que la recette de beignet apporte un côté historique et traditionnel. La mise en page fait ressentir un côté très intimiste, telle une immersion dans la fête. La typographie script au pinceau laisse penser que le texte vient d’être rédigé et apporte une proximité avec le lecteur. Elle nous plonge d’autant plus dans la tradition de cet événement.

[8] Martine JOLY, Introduction à l’analyse de l’image, op.cit. p.9
[9] Roland BARTHES, Rhétorique de l’image, Editions du Seuil, 1964, p47

Autre exemple, Gilles PERESS *5 photographie majoritairement en noir et blanc pour prendre une distance avec ce qu’il photographie. Comme il l’explique « Je suis un témoin. Ce n'est pas seulement un devoir ou une question de mémoire […]». « Mes photos ne sont pas des preuves de ce que j'ai vu, elles existent pour que les autres les voient. Pour montrer, d'une manière malhabile, des fragments de réalité. Il y a toujours une faillite de langage quel que soit le langage choisi pour décrire l'énormité de la réalité.»
Telex Iran est un document extraordinairement personnel sur un événement public. Les photographies que Gilles PERESS a prises pendant cinq semaines en 1979-1980 portent sur la prise de l'ambassade américaine et d'un certain nombre d'otages à Téhéran, par des groupes d'étudiants mandataires du nouveau régime iranien. En parcourant l’ouvrage de page en page nous pouvons constater une variation de mise en page et d’utilisation de la légende. À la double page 4-5, nous pouvons découvrir une photographie en pleine double-page, laissant pleinement place à l’observation et l’imagination. De plus, elle est entourée de blanc, comme pour marquer la limite de la photographie, tel un cadre et restreindre l’image à sa propre fonction, sans légende. Ensuite page 6-7 deux photos se suivent, telles deux photographies sur une pellicule développée, avec pour unique légende, « Magnum Paris ou est Gilles ??????? Minute… Dont Know… Ok Bibi ». Elle est composée dans une typographie mécanographique, faisant référence à la manière dont elle a été transmise : le telex. Elle est fine, mono-espacée et d’un corps relativement petit pour ne pas trop la remarquer, elle contraste avec l’ampleur de ces photographies. Elle reste malgré tout assez proche de la photographie pour créer un lien avec celle-ci. Nous pourrions la comparer à PERESS devant se fondre dans la masse, afin de prendre ces photographies de conflit. La légende est édifiante, elle raconte l’histoire de Gilles PERESS ou du moins ses aventures. Elles semblent être des discussions menées avec ses proches durant son séjour en Iran. Cela apporte un côté intimiste et émotif au livre, créant un fort contraste avec l’idée de foule et de conflits de ces photographies.

2.2 - La légende, l’aspect passif

L’image peut être un outil de connaissance, parce qu’elle sert à voir le monde même et à l'interpréter. Une image n’est pas une reproduction de la réalité, même en ce qui concerne la photographie, car produire une photographie c’est d’abord regarder, choisir, apprendre sur son sujet [10]. Comme en témoigne Henri CARTIER-BRESSON « le reportage photographique c’est une opération progressive de la tête, de l’œil et du cœur pour exprimer un problème, fixer un évènement ou des impressions. Un événement est tellement riche que nous le développons. On en cherche la solution, et parfois on la trouve en quelques secondes. » La photographie de reportage c’est galoper à la même allure que l'événement qui se déroule face à l’objectif [11].


Dans le numéro sept de Légende consacré à Charles de Gaulle *6 , le texte racontant son histoire peut-être considéré comme un texte courant. Les photos ont une première légende, servant à préciser la source, le nom du photographe, la date de prise de vue. Elle est traitée de manière normée, dans un corps minuscule, avec une typographie linéale, afin de ne pas prendre le dessus sur la photographie. Le concept de Légende Le Mag et d’avoir un magazine composé à 70% de photographies et 30% de texte. Pour légender les photos, il est notifié « photo ci-dessous », « à droite au centre » ou encore « en haut à gauche » directement dans le texte courant afin de signaler que la photo correspondant à ce qui est dit est celle-ci, ou bien celle-là. La légende est donc purement positionnelle, elle est passive, sert d’histoire, elle souligne la composition et permet à l’oeil de voyager au sein de la page, de découvrir photographiquement l’histoire et ensuite textuellement. « C’est la parole qui vient sublimer, pathétiser ou rationaliser l’image » [12].

[10] Ernst GOMBRICH, L’Art et l’Illusion, psychologie de la représentation picturale, 1960
[11] Gaëlle MOREL, Marie HERMET, Philippe MOTHE, témoignage de Henri CARTIER-BRESSON - Magnum Histoires, Phaidon, 2004
[12] Roland BARTHES, Le message photographique, op.cit. p.134

CONCLUSION

Pour conclure, cette relation graphique entre légende et photo reportage montre de nombreuses potentialités de légendes. Pourtant, la légende normée et son aspect quantitatif est celle que nous retrouvons le plus souvent. La direction artistique dans la presse, en France, a déjà été remise en cause. L’espace typographique est considéré comme étant toujours régi par les valeurs classiques d’ordre et de continuité. La direction artistique en France ne semble pas avoir fait sa révolution. Elle ne le fera sans doute jamais. Ne serait-il pas le moment de renverser la tendance ?