M’interroger sur la division de l’espace public à travers les formes texte-images en ville entre les pôles commercial, institutionnel et alternatif et plus précisément, me demander quelles tensions apparaissent à travers la hiérarchisation des éléments scripto-visuels m’a orienté vers la question suivante : reste-t-il dans l’espace public d’aujourd’hui des traces de l’espace de l’agora grecque ?
L’agora (mot grec qui signifie littéralement « place du marché ») dans la cité grecque antique avait une place centrale dans la vie des citoyens, c’est là où ils se réunissaient initialement pour former l’assemblée, puis cet espace s’est développé pour devenir la place principale de la cité. Platon 1 défend l’idée dans ses dialogues la République et les Lois que l’agora est un « espace physique d’échanges commerciaux, porteur d’enjeux éthiques et politiques 2 », cet espace n’est pas seulement utile à satisfaire les besoins essentiels mais son utilité dans la cité est bien plus importante que cela. Platon observe cette utilité à travers les transactions qui s’y déroulent, elles sont « les expressions élémentaires du lien politique, de l’union des citoyens dans la communauté civique autour de valeurs partagées, notamment la vérité et la justice 2 ». L’agora était donc le centre de la vie publique.
Aujourd’hui, l’espace commun fait partie de l’espace social, c’est un espace de lutte où apparaissent des tensions. En effet, selon Bourdieu 3 ce sont les distances sociales qui structurent l’espace social et qui séparent les individus. « L’espace social se présente comme un espace de luttes 4 » car chacun convoite les positions dominantes. L’une des principales tensions que j’ai pu relever dans ma recherche est l’omniprésence dans l’espace public des éléments scripto-visuels propriétaires qu’ils soient commerciaux ou institutionnels et parfois alternatifs. En effet, ces formes texte-images divisent l’espace en une succession d’espaces privés et individuels ce qui va à l’encontre du bon fonctionnement de la cité définie par Platon, car ces formes ne véhiculent et ne partagent pas forcément les mêmes valeurs comme la vérité et concourent donc à ébranler une union citoyenne essentielle à la vie de la cité.
Luc Boltanski 5 et Laurent Thévenot 6 dans De la justification, présentent cinq axiomes qui permettent de définir « le modèle commun de cité 7 » afin de rendre possible « la construction d’un ordre autour d’un bien commun à l’exclusion d’un ordre illégitime comme l’eugénisme 7 ». Le cinquième et dernier axiome porte sur la notion de « bonheur qui est « un bien commun », concept qui s’oppose à la jouissance égoïste 7 » qui doit selon eux « être sacrifiée pour accéder à un état de grandeur supérieur 7 ».
La publicité en prônant des biens et services marchands qui peuvent répondre au désir « d’une jouissance égoïste 7 » (ces biens et services marchands ne sont pas forcément nécessaires aux besoins des individus et ne sont pas forcément éthiques), se détache de la notion de « bien commun 7 ». Il est donc possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle c’est à travers les éléments scripto-visuels propriétaires tels que la publicité marchandes que s’opposent bien de consommation et bien public. De plus, d’après Régis Debray dans Vie et mort de l’image, « le temple des images, c’est la Cité entière », ainsi, la Cité se définit désormais par les formes texte-images qui la constituent dont celles à visées marchandes. Ainsi, il convient au designer graphique de prendre conscience de son impact lors de la diffusion de sa création dans l’espace public, ce n’est pas un geste anodin et c’est une responsabilité civile et publique.